[Khader Yev, Guy Hamel] La chasse aux cochons

Lors d'un voyage scolaire à l'étranger, en Ardèche (sic), j'avais eu l'occasion de voir que certaines personnes feuilletaient les magazines de pubs que leurs envoyaient Lidl, Leader Price ou Noz, avec tout un tas de promo... Nous, c'est un peu pareil dans notre pays Yonnais, sauf que c'est pas des produits Lidl, mais des outils de travail, et que c'est loin d'être des promos.
Toujours est-il que, malgré tout, on a souvent le nez dans les pubs des magasins spécialisés dans notre travail principal. Des magasins d'outils agricoles, quoi.
Et justement, mon papa avait déniché un magnifique outil permettant d'égorger le cochon d'une manière révolutionnaire. Parce que tuer un cochon, c'est chiant. Déjà, on a pas trop de thunes, alors on les fait tous vivre dans de petits enclos de 5m², à 12 dedans. Donc, il faut réussir à extraire le cochon qu'on veut abattre sans que les autres ne sortent. Et puis, une fois que la besogne est effectuée, il faut réussir à le choper à plusieurs, l'animal, et puis réussir à l'égorger au niveau de la gorge (excusez les répétitions, Guy vient de l'Yonne...), et attendre un petit peu que le petit phacochère (sic) cède finalement. Et après on se régale devant la cassette de l'AJA 95-96...
Mais bref.
Du coup, mon père avait trouvé un outil ingénieux qui permettait, une fois que le porcinet était sorti de sa cage, d'actionner à distance (à l'aide d'une télécommande dernier cri) une lame cachée sous la terre tranchant la gorge du porc. Pour l'attirer à l'endroit précis où était la lame, il suffirait de placer un petit peu de nourriture devant et le tour serait jouer. Bref, plus la peine d'avoir à égorger soi même le porcinet, et je n'aurais ainsi aucune chance de, comme mon père, perdre un testicule en prenant un coup de tête par le cochon... Perdre un testicule ce n'est certes pas dramatique, sauf lorsque l'on est, comme mon père, monobouliste... Cet épisode s'était déroulé quatre mois avant ma naissance, je l'ai échappée belle pour être de ce monde.

Du coup, ce magnifique objet permettant de tuer les cochons ne se trouvait qu'à un endroit, et c'était à l'étranger. A Grenoble. Je ne vous raconte pas toutes les péripéties qui m'ont permis de me rendre à Grenoble. J'ai dû prendre la voiture de mon père qui était un petit peu abimée du côté avant droit. Ainsi, malicieusement, j'ai joué le gentleman en laissant une femme sortir d'une place de parking, mais j'ai pris soin de me garer relativement proche d'elle de façon à ce qu'elle embouche mon véhicule à l'avant droit. J'ai ainsi pu signer un constat à l'amiable, et je pourrais (enfin, l'état pourra...) rembourser mon père pour ses manoeuvres délicates à 4 grammes 5... J'ai aussi bousculé un individu au bar dans lequel je m'étais arrêté pour manger à midi, de façon à ce qu'il renverse mon café presque vide sur mon journal... Résultat, il m'a repayé un café (tant qu'à faire, j'ai commandé un double alors que je n'avais pris qu'un simple à la base) et le journal du jour (tant qu'à faire, j'ai pris France Football plutôt que L'Equipe, c'était plus cher).

Bref, après ces tours de malice, j'arrive enfin dans le fameux magasin, mais celui-ci est fermé. Comme il n'y a pas de petits profits, et que j'avais donc 15 minutes à tuer, je me suis dirigé vers la voiture. J'ai ouvert la porte avant, et ait enfilé mon vieil imper', celui qui me sert toujours en pareille occasion, ainsi qu'un chapeau qui semble troué mais ne l'est pas (vous comprendrez pourquoi, il ne s'agirait pas que quelque chose tombe de ce chapeau...). J'ai refermé la porte et ouvert le coffre pour en sortir ma guitare (pas fou, je n'allais pas la mettre sur le siège passager alors que j'avais prévu de me faire emboutir le côté avant droit, on n'est jamais trop prudent, l'assurance ne m'aurait jamais remboursé ma guitare...).

Je me suis ainsi placé près du banc en face du magasin de chasse (mais pas sur le banc, ça n'attire pas assez la pitié, donc pas assez l'argent...), et j'ai récité mes classiques. Du Oasis principalement (Wonderwall, Champagne supernova), mais aussi un peu de Leonard Cohen (Hallelujah, Suzanne) car ça fait pleurer, et les gens donnent donc de l'argent.

Soudain, un individu probablement issu de l'immigration d'amérique du nord passe devant moi...

Ce jour-là, Wahiba était partie voir sa grand-mère "au bled" comme elle aime le dire. J'avais enfin la paix, ça ne durerait que quelques jours, mais qu'est-ce que ça allait être bon! Ce départ de Wahiba c'est un peu après la tempête vient le beau temps. Parce que vu qu'elle allait au bled, normal, elle avait dévaliser Auchan et la Foirfouillle avec toutes sortes d'objets hi-tech et autres MP3 de marque blanche, "pour la smalah" comme elle disait. Ce qu'elle ne sait pas (ou ne veut pas voir), c'est que tout ça était déjà arrivé en Algérie via les objets tombés du camion sur le port à Marseille....

Enfin bref, le départ de Wahiba pour ces quelques jours était mon arc-en-ciel à moi. Je pouvais enlever la djellaba et me promener peinard dans les rues de Grenoble sans devoir aller nécessairement au Foot Locker ou au Döner Kebab. C'est donc avec mon accoutrement favori (petit costard anglais taillé sur mesure) que je m'étais pris l'après-midi de libre pour me balader. Bon, j'avoue, j'avais du mettre une casquette et des lunettes de soleil pour pas être assailli par la foule de supporters. D'ailleurs, même ça n'avait pas fonctionné. J'avais arrêté 3 fois (à chaque fois par des adolescentes court-vêtues soi-disant supportrices du GF38) pour signer des autographes et faire des photos, jusqu'au moment où, passant devant un magasin d'ustensiles agricoles, je vis un espèce de gitan au cheveu ébouriffé et quelque peu bouffie en train de gratter la guitare, assis sur un pauvre banc public. Il était bizarre, il était habillé avec un pull à carreaux probablement extrait du catalogue de La Redoute saison 1991-92, un jean monté jusqu'aux aisselles, et avait le teint rougeaud.
C'est rare à Grenoble, où l'ambiance est plutôt "pe-ra", t-shirt de foot américain et Nike Air. Et ma surprise ne s'arrêtait pas là, puisque ses pauvres cordes vocales visiblement peu gâtées par la nature tentaient de brailler de l'Oasis, groupe fort respectable qui avait bercé partie de mon adolescence.

Si le choix de reprise était vénérable, le problème se situait plutôt au niveau des paroles....

"Toudé ize gaune-bi ze dé zatte zey gauna stro ite baque tou iouuuuuuuuuu
Baille naooouuuuuuuuuuuu iou chouda, somme-aoue, oui eu laïze ouatte iou gotha dooooouuuuuuu
Aïe dontte bilive zatte énibodie filsse ze ouaye aïe dooooouuuuu euh baoute iou naooooouuuue..."

Je comprends toujours pas comment les mairies font pas passer des auditions aux musiciens qui décident de faire la manche dans la rue. Ca limiterait la casse.
Néanmoins dans ma grande mansuétude, je raclais le fond de ma poche et trouvais une pièce d'un centime à jeter dans la casquette jaune Pernod-Ricard (jusque-là vide) postrée devant l'individu et servant à faire la collecte.

"Tiens p'tit gars de la campagne ! C'est une bonne chanson que tu chantes là. J'te donne une pièce pour que tu te payes un cours de chant"

Je faisais ce qu'on appelle un pot pourri. C'est-à-dire que je jouais divers refrains de célèbres chansons (principalement celles d'Oasis donc), ce qui fait que je ne jouais que depuis 2 minutes quand, en plein refrain du fameux Wonderwall qui rendit cultissime ce groupe en 1995, un individu me jeta une pièce rouge de probablement 1 ou 2, voire 5 centimes dans mon bob Ricard.

Je cessais de jouer. Non pas que le fait de recevoir de l'argent m'étonnait. Non, ce qui était étonnant dans l'affaire, c'était la dégaine de l'individu qui m'avait lancé cette pièce. Je n'avais jamais vu de telles personnes depuis que j'avais été à l'école et que, en sixième, nous avions étudié l'apparition de l'écriture en -3000 avant J-C. Cet homme était un rescapé de cette époque, il avait une tête de pharaon. Un pharaon qui se baladerait avec un costard. En fait, c'était exactement ça. Un pharaon du troisième millénaire, et ça me faisait un petit peu flipper.

Le plus surprenant est que cet individu savait parler. Il me lança une phrase de provoc' selon laquelle je ferais mieux d'apprendre à chanter.

-"Hé Ramsès, j'ai pas le temps d'apprendre à chanter, j'apprends à devenir le meilleur joueurr de football du monde, et ça me prend assez de temps comme ça"

Je voyais son regard s'assombrir quelque peu, comme si mes propos le dérangeaient. Peut-être était-il vexé que je l'ai appelé Ramsès car il appartenait à une dynastie rivale ? Ou peut-être était-il un sous-fifre dans les catégories sociales, et que le comparer à un pharaon revenait à une profanation?

Ces descendants de pharaons ont toujours voué un culte aux choses religieuses. Enfin, à leurs choses religieuses, car on sait bien que les seules choses religieuses qui vaillent, ce sont les notres, à nous, aux français de l'Yonne : le catholicisme. Le catholicisme domestique comme je l'appelle, car le dimanche matin, je ne peux pas toujours aller à la messe, car je vais clubber au Chaud-Goune, la boîte locale...

-"En parlant de foot, Ramsès, t'es aussi con que Mido ou vous êtes pas tous comme ça ?"

-"Hé Ramsès, j'ai pas le temps d'apprendre à chanter, j'apprends à devenir le meilleur joueurr de football du monde, et ça me prend assez de temps comme ça"

-"En parlant de foot, Ramsès, t'es aussi con que Mido ou vous êtes pas tous comme ça ?"


Ramsès ? Pauvre de lui, le diagnostic de ce pauvre bougre était clair : le seul livre de plus de 25 pages qu'il ait jamais lu était un Christian Jacq... Pauvre de lui. Ceux qui lui avaient enseigné la lecture devaient être de terribles monstres, des sortes de Josef Fritzl de la culture...
Cela dit, le rougeaud venait de donner une information intéressante : il apprend à devenir le meilleur joueur du monde ! Il fallait que je relève, ne pas le faire aurait été un crime contre l'humanité :

"De gratte ? Si c'est de gratte, y'a encore du taf... Après si c'est aux fléchettes ou au jeu de l'oie, je pense que tu dois peut-être avoir moyen de faire quelque chose : bref, tout ce qui demande pas des qualités physiques ni de coordination, parce qu'avec ta brioche et ton pantalon aux aisselles, j'suis pas sûr que tu bouges beaucoup..."

J'allais lui prodiguer 2-3 conseils de style, quelques adresses pour s'acheter des pulls plus sympas que ceux du catalogue de La Redoute, quand un agent de police en uniforme s'approcha....

Le pauvre homme était probablement sourd... Ou alors était l'auteur d'un humour désastreux. Je ne sais pas quelle version choisir. Je ne sais d'ailleurs pas laquelle est la plus flatteuse pour lui... En effet, alors que j'avais bien précisé m'entraîner à devenir le meilleur joueur de football du monde, celui-ci insinuait un surpoids de ma part tout en critiquant mes goûts vestimentaires afin de m'humilier, ajoutant au passage que je ne pourrais guère convoiter un autre titre de champion du monde que ceux de fléchette ou du jeu de l'oie...

Je m'apprêtais déjà à clouer le bec de l'insolent en lui faisant remarquer que ce n'était certainement pas son manque d'éducation qui lui confèrerait l'intelligence requise pour être champion du monde du jeu de l'oie. Je réfléchissais également à la contradiction que contenaient ses propos, car oui, pour être champion du monde de fléchettes, un effort physique et une bonne coordination sont de mises... Bref, j'allais me lancer dans ma tirade, mais afin de gagner en charisme, je prenais d'abord soin de poser ma guitare - pour ne pas l'abîmer également je l'avoue - et de me lever pour lui cracher mon venin à la figure à bout portant...

Mais alors que je ne voyais en cet individu qu'une chose inintéressante, celui-ci m'adressa un regard presque complice, qui me fit comprendre qu'il fallait que je regarde derrière moi. Je me retournai, et effectivement, je vis un policier, matraque en main, képi bien soigné masquant probablement une calvitie naissance vu son âge avancé, et, évidemment puisqu'on parle d'un poulet, une moustache bien fournie.

Alors que je considérais l'individu, je me disais qu'il avait certainement été CRS auparavant, au vu de son agressivité omniprésente sur tous les traits de son visage. Un petit peu comme Cris, l'ancien défenseur de l'Olympique Lyonnais qui, avant de devenir ce doux agneau qui ne terrorisait plus personne à partir des années 2009, avait été un véritable CRS (bien que, par délicatesse, il se faisait appeler le policier), grade dont on ne peut nier la réalité au vu des coups qu'il donnait et des tibias qu'il fracturait plus que n'importe quel CRS lors de la manifestation la plus chaude qui soit. Cris aurait également pu être surnommé "le boucher", et c'était le surnom que, dans ma tête, j'attribuais à ce sinistre policier venu troublé ma quête de monnaie.

Le policier s'adressa à Ramsès et s'écria :
-"Monsieur, contrôle de routine. Papiers d'identité s'il vous plaît. Vous n'êtes pas obligés d'effectuer un tel vacarme sur la voie publique".

J'ai beau être issu d'une famille yonnaise, je ne suis pas raciste. C'est un petit exploit, mais cela remonte à mes 12 ans, lorsqu'en CM2, nous avions fait un échange avec un pays étranger, appelé la Seine Saint-Denis, lors duquel un jeune noir était venu à la maison pendant une semaine. J'avais aussi passé quelques jours dans sa famille, et j'avais appris que, même s'ils sont adeptes du 1 pour 1 (1 bonhomme pour 1m²), ces gens-là sont fort respectables et aimables. Je m'étais dès lors juré de ne jamais être raciste, et de toujours comprendre les gens fustigés pour leurs origines (bon j'avoue, ça je le sors d'un bouquin que j'avais lu à l'école... Bon ok, c'était mon livre de chiottes, et c'était les histoires drôles de Guy Montagné. N'empêche qu'ils disaient ça dans la préface de Bernard Pivot. Non ? Dans la préface de Patrick Sebastien ? C'est pareil, c'est beau comme phrase).

N'écoutant que mon courage, je me postais devant le policier et déclamais.

-"Sachez, monsieur l'agent, que cet individu est mon ami, et que le boucan que vous regrettez n'est que le résultat de retrouvailles après une longue absence... Mais, si vous voulez, vous pouvez contrôler mes papiers d'identité. Voici ma carte d'identité".

Je brandissais fièrement la carte avant de me rappeler que je n'étais toujours pas titulaire du papier rose, et que j'avais conduit la bagatelle de 400 kilomètres avec le permis de mon père dans la poche... En regardant ma date de naissance, malgré ma silhouette d'adulte, il se rendrait rapidement compte que cela ne correspond pas... M'étais-je mis dans un pétrin quelconque ? Depuis quand ça savait compter un policier au juste ? Il ne remarquerait même pas la supercherie...

-"Sachez, monsieur l'agent, que cet individu est mon ami, et que le boucan que vous regrettez n'est que le résultat de retrouvailles après une longue absence... Mais, si vous voulez, vous pouvez contrôler mes papiers d'identité. Voici ma carte d'identité".

Pauvre petit bonhomme court sur patte, gras et rougeaud. Comme il était touchant. A peine 2 phrases d'échangées et déjà, il me considérait comme son ami. Comme sa vie devait être vide pour s'ouvrir à ce point aux inconnus rencontrés dans la rue. Cela dit, sur ce point-là, il avait eu de la chance de pas tomber sur Josef Fritzl, parce que si tu t'ouvres à ce genre d'individus, t'es pas prêt de te refermer...

Le policier, surpris, examina le document d'identité du rougeaud avec perplexité, tout en le dévisageant avec attention :

"Intéressant tout ça. Vous êtes né à Auxerre jeune homme ? Vu votre tête vous devez être le fils bâtard de Guy Roux avec la jardinière du stade. Mais bon, moi tu m'intéresses pas. Ce que je voulais c'était faire semblant d'arrêter M. Khader Yev pour qu'il me soudoie avec une photo de lui dédicacée. C'est pour ma fille de 16 ans. Elle est supportrice du GF38 depuis que M.Khader Yev est arrivé au club. Elle est folle de lui. D'ailleurs, l'autre jour, au stade des Alpes, elle était dans les tribunes, et elle vous a jeté son string en léopard sur la pelouse tellement elle était émue de vous voir en vrai. Tenez, regardez comme elle est mignonne, elle s'appelle Tamara"

L'agent de police tira de son porte-feuille une photo de sa charmante progéniture :

Spoiler:

Il aurait fallu être fan de feu Jean-Claude Brialy pour ne pas reconnaître que ça vous donnait envie d'être sympa avec l'agent de police.... D'ailleurs, j'allais proposer à Mr. l'agent d'inviter sa fille à l'entraînement du lendemain quand je remarquai quelque chose de curieux chez le Liam Gallagher du pauvre.
Il était soudain devenu encore plus rougeaud, de légères gouttes de transpiration semblaient perler sur son front, et il se mordait les lèvres avec intensité. Il ne manquait plus que le filet de bave aux commissures des lèvres. Soit il avait quelque chose à se rapprocher et voulait voir le policier s'éloigner le plus vite possible, soit il venait d'une terre où n'importe quelle vache charolaise nommée Margueritte sert de rite sexuel initiateur.

Quoiqu'il en soit, mieux valait éloigner l'agent de police le plus vite possible :

"Mais bien sûr, monsieur l'agent. Avec grand plaisir. Vous travaillez au commissariat qui est juste au coin de la rue ? Je vous envoie une photo dédicacée pour Tamara dès demain, à première heure. Ca fait plaisir d'avoir des supporters aussi fervents !"

Satisfait, l'agent public repartit le sourire aux lèvres, et à mesure qu'il s'éloignait, je notais le rougeaud moins rougeaud - enfin, autant que faire se peut.

"Dis moi l'ami, tu t'appelles comment ? Moi c'est Khader Yev. Je joue ici au GF38. Tu verras, cette histoire d'autographe, un jour ça pourra t'arriver à toi aussi. Bon, vu ta tête j'imagine que tu joues en District, et j'avoue en District c'est peut-être un peu tendu niveau célébrité. Remarque peut-être que t'es l'idole de la surveillante des abattoirs du village... Allez, ramène toi, je t'invite à boire un café"

Je n'en revenais pas... Le policier n'était intervenu que pour réclamer un autographe à cet individu... Je parvenais à voir la photo de la fille du policier. Elle avait mon âge et était tout à fait à mon goût... Et s'il s'agissait d'une apparition divine ? Grenoble ressemblait pour moi à la Terre promise.

Je m'imaginais déjà aux bras de cette Tamara, qui lancerait le bouquet aux jeunes pucelles pendant notre mariage. Mais en attendant, le puceau, c'était moi, et il faudrait bien y rémédier un jour...

J'étais encore dans mes songes quand Ramsès vint me rappeler sa présence. Ce prétentieux pensait que je jouais en district et se la racontait presque autant que Bernard Tapie après avoir gagné son procès dans l'affaire Adidas... Mais bon, il m'invitait à boire un café, alors je ne pouvais refuser l'offrande.

-"Ca marche"

Le café n'était pas situé loin de là. Heureusement, car nous marchions les 100 mètres qui nous séparaient du café sans nous adresser la parole, moi marchant derrière lui. Nous entrions dans le café, il commandait précisément un café alors que je préfèrais un chocolat chaud.

-"Désolé, le café ça énerve. J'ai une hygiène de vie irréprochable, ce qui me permet d'intégrer, à presque 16 ans, la CFA de Dijon. Je vais jouer chez les pros."

Je sentais mon interlocuteur perplexe mais intéressé... J'allais lui en mettre plein la vie. il semblait me prendre pour un lourdeau mais allait vite déchanter face à la vision de la divinité suprême : mon corps.

-"Et tu vois, les entraînements, ça paye mon pote. Pas de caféine dans un corps d'athlète, et travailler avec les cochons, ça entretient!"

Je me mis alors à faire voler mon tee-shirt dans le bar, laissant ainsi l'opportunité aux gens d'admirer mon corps, taillé en V, digne d'un dieu grec. Une demoiselle passant par là me demanda même si elle avait le droit de toucher, avant de se prendre en photo avec moi, j'acquiesçais...

Ce Khader semblait dépité, et je voyais, à son bras qui tremblait, qu'il semblait consommer des substances illicites...

-"Ca va ? Tu prends des cachetons pour trembler comme ça ?"

Comme ça il était tout fier de "jouer avec les pros" à 16 ans en.... CFA. Peut-être qu'il croit que CFA c'est en fait Céèffa. Parce que CFA ça veut dire Championnat de France Amateurs. Jouer chez les pros en amateurs ? Il était touchant, y'avait pas à dire. Un peu à la manière de ce cousin éloigné qu'on a tous et qui a eu la malchance que son cordon ombilical s'enroule autour de son coup à la naissance....

En attendant, il se vantait de son corps d'athlète façonné à base d'élevage de cochons, d'après ses dires. Je pouffais de rire, étant surpris de voir chez lui un tel sens de l'humour. Mais le regard noir qu'il me lança me fit comprendre qu'il ne s'agissait en rien de sens de l'humour. Il était bel et bien sérieux. Convaincu d'être le Cristiano Ronaldo de Jocy-en-Bouzette, ou peu importe quel était le nom de son village d'origine.

Là où je me rendis compte que le ridicule ne tuait pas, c'est quand je le vis en train d'enlever son T-shirt pour illustrer son propos. Je tentai bien de l'arrêter, car autant j'aime rire un coup, autant le côté foire façon Elephant man, je trouve ça de mauvais goût. Mais il insistait pour me montrer son corps taillé en V. Enfin en V. Un espèce de V retourné. Une sorte de ^ en réalité.

C'était affligeant. Il y avait là des bourrelets à en faire pâlir le Bibendum de Michelin. Et pourtant je crois pas qu'il soit de Clermont-Ferrand.... Tout le monde dans le café c'était retourné. Les gens étaient bouche bée devant ce spectacle. Je faillis dire au gamin qu'en ville on ne se comporte pas comme à la campagne, qu'il y a des codes implicites de bienséance qui prohibent certains types de comportement, mais je doutais qu'il saisisse le message. J'optai donc pour me taire, bien enfoncer ma casquette sur la tête pour ne pas qu'on me reconnaisse en compagnie du clown rougeaud, et priai pour que tout se termine le plus vite possible.

Tout le bar était quoi, y compris la belle blonde de la table de derrière :

Spoiler:

Elle se leva, s'approcha, et sans fermer la bouche, demanda au rougeaud l'autorisation de toucher. Elle dirigea timidement son index vers le ventre du rougeaud. Son doigt s'enfonçait dans la graisse et elle le retira aussi vite qu'elle put, avant qu'il ne disparaisse entièrement entre les plis des bourrelets de graisse. Elle prit une photo avec son mobile puis s'éloigna timidement....

C'était tout bonnement répugnant. Je suis tolérant, mais exhiber ça, c'est comme dire "je suis monoboule, regardez comme c'est esthétique" et se défroquer pour le montrer au monde entier. Cette pensée finit de m'achever. Je tremblai comme les fondations d'un immeuble japonais pendant un typhon.

-"Ca va ? Tu prends des cachetons pour trembler comme ça ?
- Euhhhhhh..... non, non, non.... Rhabilles-toi veux-tu. Tiens, y'a une pharmacie pas loin, viens avec moi, je vais t'acheter un produit miracle!"

Celui que je prenais désormais pour un narcotrafiquant me proposait d'aller à la pharmacie prendre "un produit miracle". Il était tout simplement hors de question que je suive ce drogué. J'imaginais très bien ce qu'il entendait par "pharmacie", il voulait m'emmener dans sa favela afin que nous achetions quelque chose sous un manteau au premier péquin arrivé.

-"C'est hors de question, je ne viendrais certainement pas avec toi dans ta favela égyptienne. Je ne suis pas un drogué, moi, et si c'est ainsi que tu comptes devenir un grand joueur de foot, tu te mets le doigt de l'oeil, et bien profond"

Je ne m'en étais pas rendu compte, mais j'avais hurlé (comme Benoit Pedretti après une folle nuit d'amour) dans le bar... La jolie blonde, qui au passage, m'avait pris mon numéro de téléphone, ne me lâchait plus du regard et semblait étonnée de me voir m'énerver à ce point. Un beau gosse au charisme incontournable qui perd ainsi son sang froid ? C'est étrange devait-elle se dire.

J'avais évidemment remis mon tee-shirt et les tremblements de mon acolyte n'en finissaient plus. Il était au bord de la crise, comme s'il lui fallait absolument sa dose au risque de faire un arrêt cardiaque sur le champ. Je commençais à me dire que j'allais avoir besoin d'utiliser mes compétences de sauveteur, je m'apprêtais même à demander s'il y avait un défibrillateur dans les parages, quand je me rendis rapidement compte que là n'était pas le danger principal..

Deux terreurs, deux véritables Malabars, sans doute attirés par mes propos lorsque je parlais de drogue, arrivaient vers nous, et n'avaient pas l'air content...

"-Vous venez pour un autographe de Khader ?" demandai-je, naïvement...

Le plus musclé des deux arborait un bandana rose entourant un crâne rasé dominé par une vilaine moustache et une boucle d'oreille de la taille de la paume de ma main. On imaginait volontiers le quidam se promener en chevauchant une Harley, écoutant du Johnny à ses heures perdues (mais ça c'est normal, qui n'écoute pas Johnny, non ?), et connaissant toutes les blagues grasses tournant autour des blondes et du cul qui existent... Bref, un Beauf !

-"Khader qui ? J'm'en fous... J'ai entendu parler de quelque chose qui m'intéressait tout à l'heure, petit" reprit le beauf...

"- Euhhhhhh..... non, non, non.... Rhabilles-toi veux-tu. Tiens, y'a une pharmacie pas loin, viens avec moi, je vais t'acheter un produit miracle!"
-"C'est hors de question, je ne viendrais certainement pas avec toi dans ta favela égyptienne. Je ne suis pas un drogué, moi, et si c'est ainsi que tu comptes devenir un grand joueur de foot, tu te mets le doigt de l'oeil, et bien profond"

Non mais il ne pigeait rien à rien cet analphabète des campagnes. Et puis cette histoire de favela égyptienne, ça devait encore être un mec qui avait vu Envoyé Spécial parce que Télérama, quand ils l'ont feuilleté dans la salle d'attente chez le médecins disait que c'était l'étendard de la culture à la TV....

Ce qu'il n'avait pas compris c'est que je voulais l'amener à la pharmacie pour lui offrir un paquet de Weight Watchers, apeuré que j'avais été par la vue de son torse tout flasque et à bourrelets. Même ça, il avait pas l'air de le comprendre. Pourtant Weight Watchers, c'est magique, c'est ce qu'avait pris Wahiba à l'époque et compare avec maintenant....

Enfin bref, j'étais quoi. Être visiblement limité intellectuellement ça passe. Être gras et flasque de partout, ok. Porter un pull La Redoute, bon. Avoir des cordes vocales moisies, je conçois. Mais tout combiner et vouloir être le meilleur joueur de foot du pays, ça ça dépassait mon entendement. Comme quoi on est tous inégaux avant même la naissance....
Même s'il avait remis son T-shirt, mes tremblements ne cessèrent pas : comment pouvait-on être aussi bête et borné ? Ce type commençait à me gonfler sévère. J'avais pas prévu de passer l'après-midi à faire de l'humanitaire, pour une fois que j'avais pas Wahiba dans les pattes...

Je m'apprêtai d'ailleurs à laisser quelques pièces sur la table et à dégager le plancher quand un petit groupe de mecs, avec deux malabars portant le bandana et des bijoux pour leaders s'approchèrent. Je les reconnus immédiatement. Encore ces gros balourds de l'association TGG ("Tolérance Gay Grenoble"). Depuis que le club avait obligé tous les joueurs de l'équipe première à s'investir bénévolement auprès d'associations de la ville et qu'au tirage au sort, j'avais eu la malchance de sortir le petit papier de TGG ces mecs-là me lâchaient plus....

Spoiler:

Croyant probablement avoir pris une leçon de vie ce jour-là, le petit rougeaud demanda :
"-Vous venez pour un autographe de Khader ?"

Comme il se trompait....

"Hé Khader ! Ca boume ?
- Salut les gars.
- Bon, notre deal tient toujours ? Tu portes un T-shirt sous ton maillot avec l'arc-en-ciel et écrit : "Les gays sont nos amis. Pour la tolérance!" et dès que tu marques tu le montres à tout le monde ? T'as pas changé d'avis j'espère ?
- Ben, c'est prêt les gars. Le truc c'est que j'ai pas encore marqué.
- Ouais on a vu ça. C'est pour ça qu'on n'est pas contents. Tu vois les gros muscles qu'on a ? T'as intérêt à le faire.
- Ouais les mecs, je sais. Vous inquiétez pas. Si je peux aider l'assoc' je le ferai.
- Ouais mais nous on a besoin de pub maintenant! Or tu marques pas. Donc bon, pour te mettre la pression, on va refaire le fion de ton petit copain là, comme ça, quand tu verras dans quel état il est après, j'suis sûr que tu vas marquer. Dis donc, mais c'est qu'il est mignon : tout rougeaud, vous avez vu les mecs, un joli petit cochon rose ? Dis donc, t'as la queue en tire-bouchon ? T'aime le fist ?"

A peine avais-je prononcé ces mots concernant le fait que je ne voulais certainement pas suivre ce drogué chez son ravitailleur de coke que deux malabars étaient arrivés. Je ne pus malheureusement pas entendre ce qu'ils disaient puisqu'une jolie blonde arriva vers moi et me demanda de lui signer un autographe. Je lus, de loin, une certaine jalousie dans les yeux de Khader, et décidai de rentrer dans le jeu de la demoiselle en lui signant ce fameux autographe.

C'est alors qu'une escouade entière de jeunes demoiselles vint m'encercler en hurlant mon prénom. Il faut dire que la vue de mon physique de rêve, lorsque j'avais effectué un début de strip-tease, avait attiré un grand nombre de quidams dans ce vulgaire bar, certainement pas habitué à voir un tel corps d'Apollon dans les parages...

Cela dit, mon père m'avait confié une mission... Je devais lui acheter son outil agricole pour attirer les cochons. Et je devais également rentrer dans l'Yonne pour effrayer quelques petites vieilles à la tombée de la nuit, mais aussi pour m'entraîner avec Auxerre - l'un de mes derniers entraînements avant mon transfert à Dijon -...

Voyant que ce Khader ne me lâchait pas des yeux, je lui serrai la main tout en lui glissant dans la poche de sa chemise - façon friendly gay je l'avoue, mais je voulais le voir gêner - ma carte de visite, au cas où il aurait besoin de leçons de football, ou tout simplement pour se revoir, car malgré tout, l'individu m'était sympathique... Je réussissais ainsi à fuir le bar, seul, achetai mon matériel agricole, et rentrai tranquillement dans mon Yonne natale.